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À propos de Stockhausen: Klang, Troisième Heure pour piano

 

 Klang – Troisième Heure pour piano: Durées naturelles

 

En 2004, Stockhausen (1928/2007) entame ce qui sera sa troisième et dernière période créatrice, la première comprenant les chefs-d'œuvre des années 60 jusqu'à Mantra (1970), la seconde étant consacrée à l'écriture de Licht, « Lumière », cycle de 7 opéras dont chacun porte le nom d'un jour de la semaine.

 

À 76 ans, le compositeur, chargé d’ans et de merveilles, se lance donc dans le cycle Klang (« Son ») ou « les 24 heures de la journée ». Il en composera 21, pour des effectifs tous différents, allant du solo au septuor en passant par une œuvre électronique d'envergure, Cosmic Pulses (13e Heure). À sa mort, le 5 décembre 2007, le cycle restera inachevé.

 

Des amis musiciens ayant assisté à la création, en la Cathédrale de Milan, de la Première Heure – Himmelfahrt pour soprano, ténor et orgue – le 5 mai 2005 puis à celle de la seconde, Freude pour deux harpes, le 7 juin 2006, parlaient d’une musique véritablement « inouïe ». Ces mêmes amis, familiers des cours d'été de Stockhausen à Kürten, m'avaient tenu, au gré de photocopies des esquisses, au courant des avancées de la Troisième Heure pour piano solo, elle-même divisée en 24 sections. 

 

Natürliche Dauern ou Durée naturelles, œuvre la plus longue du cycle avec ses 140 minutes, nous apparaît aujourd’hui comme une sorte de testament musical de Karlheinz Stockhausen, écrit pour un instrument dont il n’a jamais cessé d’explorer les ressources.

 

Chez Liszt comme chez Stockhausen on assiste à une remarquable évolution de l'écriture: la virtuosité des débuts fait lentement place à une raréfaction et tout à la fois à une densification du matériau sonore. Là où le jeune compositeur usait, en une grisante volubilité, d'une multitude de notes, l'artiste au faît de son art n'en écrit plus qu'une seule, mais ce sera alors une note "massive", comme on parle de noyaux massifs, dotés d'une densité et d'une masse considérables. Chez Liszt il suffira de comparer une paraphrase d'opéra des années 1840 à la version pour piano de Via crucis (1878); de Stockhausen, on placera côte-à-côte le Klavierstück X (1961) et  la première ou la cinquième section des Durées naturelles (2006-2007).

 

Mais d'ailleurs, pourquoi ce titre?

 

Dans ce cycle pour piano, la durée des sons est soumise à des paramètres naturels: longueur de résonance d’une note au piano – comme dans la première, la seconde ou la cinquième section –, durée de vibration de « rins » ou bols chantants japonais comme dans la 22e section, respiration de l’exécutant, comme dans les 13e et 14e sections et à la toute fin de la 24e. La durée du son devient ainsi fonction de l'instrument sur lequel joue le pianiste, de la perception subjective de celui-ci, mais également de l'acoustique de la salle de concert. 

 

Cependant, le phénomène le plus renversant se situe peut-être ailleurs (l'auditeur non familier de la technique musicale est invité à sauter les paragraphes en italique). 

 

Dans Mantra pour deux pianos et modulateurs, tout à la fois œuvre-phare, œuvre-culte et, comme nous l'avons évoqué plus haut, œuvre-pivot dans l'évolution de Stockhausen, le son de chacun des deux pianos était transformé par un modulateur à anneaux, chaque modulateur étant réglé sur une fréquence variable fa, donc sur une note dont la hauteur se voyait modifiée par chaque pianiste au cours de l'œuvre. Le principe du  modulateur à anneaux est simple: il « émet » à la fois la somme et la soustraction de la fréquence interne fa du modulateur et de la note fb jouée par le pianiste. Par conséquent, plus la fréquence de base du modulateur est éloignée, harmoniquement parlant, des notes que joue le pianiste, plus le son transformé émis par les haut-parleurs est complexe. Plus la fréquence du modulateur est proche de ce que joue le pianiste, plus la réponse est « plate ». Ainsi, lorsque le pianiste joue exactement la note correspondant à la fréquence du modulateur, le son subit une transformation minimale : il est doublé à l’octave supérieure.

 

Dans Durées naturelles, nous n'avons plus de modulateurs, mais une note principale, qu'on entend vibrer jusqu'à son extinction quasi complète. À cette note sont adjoints soit d'autres notes en une espèce de contrepoint, comme dans la première pièce, soit un accord, comme dans la cinquième. À l'inverse de ce qui se produit dans Mantra, si la note-contrepoint ou l'accord sont proches harmoniquement, le son principal se verra en quelque sorte « nourri » par les résonances sympathiques, et la durée d'extinction du son sera plus longue. Au contraire, un accord ou une note en contrepoint très éloignés de la fréquence de la note principale n'auront quasiment aucune influence sur la courbe d'extinction du son principal. 

 

Dans Durées naturelles, Stockhausen réussit ce tour de force de nous donner l’illusion d’un traitement électronique du matériau sonore – l’illusion de nous convier à un voyage au cœur même du son – alors qu’il n’use que de moyens purement acoustiques. On s’en convaincra en particulier dans la 22e section de l’œuvre au cours de laquelle la fusion des sonorités de cinq rins japonais « accordés » – sol, la bémol, ré, mi, la – et des accords joués au piano crée un moment de pure magie sonore.

 

Le compositeur déclarait volontiers que les deux personnalités ayant exercé la plus grande influence sur lui étaient Anton Webern et Sri Aurobindo. Dans cette Troisième Heure de Klang, Stockhausen nous invite à « zoomer » sur le son, à assister à sa naissance, à sa vie – c'est-à-dire à son évolution dans le temps, dans un environnement donné – et à son extinction. 

 

Autre point commun avec Mantra, la pièce de 1970 se concluait de façon fulgurante par la compression, à la fin de la pièce, de tout ce qui avait été entendu auparavant.

La 24e et dernière section de Durées naturelles nous offre, pareillement, une sorte de flash étalé, de montage filmique de toutes les sections précédentes. 

 

La toute fin de Durées naturelles nous renvoie à un autre chef-d’œuvre de Stockhausen, à la musique électronique de Hymnen (1967). La dimension universelle inhérente au matériau – hymnes internationaux « transformés » et entrecoupés d’interventions surréalistes d’un croupier de casino et d’ambiances sonores captées dans le monde entier – se voyait brusquement retournée comme un gant : pluralité se muant en unicité, vision panoramique réduite soudain à un point et à la plus extrême solitude du sujet, la compression d’un dernier hymne se muait peu à peu en une lente respiration humaine, celle du compositeur lui-même. 

 

La 24e et dernière section de la Troisième Heure de Klang donne pareillement à entendre la respiration du protagoniste – le pianiste – et s’achève sur un accord – seconde et quinte augmentée, ni tonal ni atonal, sorte de signature finale en forme de point d’interrogation que n’aurait pas dédaignée le dernier Liszt – répété trois fois de suite en trois lentes expirations.

 

Jean-Pierre Collot